Bovins du Québec, Avril 2000, page 28.

Reportage : veaux d’embouche

Le bonheur est dans le pré

Michel Beaunoyer*

À 71 ans, Aurèle Binette, à quelques collines de Maniwaki, en a vu d’autres. Tout de même, il n’est manifestement pas à l’aise lorsqu’on lui mentionne qu’il sera la vedette d’une entrevue pour Bovins du Québec, il se rembrunit. Très bien alors, nous parlerons de votre troupeau. Et voilà que son œil s’allume et que son visage s’éclaire d’un large sourire.

Un peu à l’écart du village de Bouchette, le long de la rivière Gatineau, s’étendent les terres d’Aurèle Binette. Des collines paresseuses viennent briser la ligne d’horizon et de grands boisés serrent étroitement les terres. C’est ce décor qui sert de toile de fonds à la famille Binette, depuis plus de 60 ans maintenant.

C’est en effet en 1939 que la famille vient s’y établir, le père d’Aurèle y implantant sa ferme laitière. Au début des années 60, le fils prend la relève et poursuit les opérations. Et si l’étable est pleine, il ne faut pas longtemps que la maison le soit tout autant. Pas moins de neuf enfants vont en effet s’agiter dans la maison d’Aurèle et Laure. " Nous n’avons pas vu nos voisins souvent durant cette période, se remémore l’éleveur. Nous étions pas mal occupés. " On peut le croire.

Et puis, il y a 15 ans, le cœur flanche, il faut du repos. Les enfants prendront la relève un bon bout de temps, mais la convalescence est longue. Le troupeau est finalement vendu. Une ferme laitière est une lourde tâche et Aurèle doit alléger sa charge de travail. Il profite de son " congé sabbatique " comme il dit pour réfléchir à son avenir et à l’orientation de sa ferme.

À son retour, il acquiert trois vaches, puis 20 et encore une autre vingtaine. Mais cette fois, les Charolais, Hereford, Simmental et Shorthorn ne donnent de lait que pour leurs veaux. Aurèle Binette a opté pour l’élevage de bœufs de boucherie. Les vaches, c’est ce que les Binette connaissent depuis trois générations, mais l’élevage est moins exigeant que la production laitière. " Du coup, je venais de réduire de moitié ma charge de travail ", témoigne l’éleveur.

Et puis, Aurèle Binette décide qu’il achètera son foin au lieu de le cultiver lui-même. Une décision pour réduire son travail, certes, mais une décision très rationnelle aussi. " Si je voulais faire mon foin il aurait fallu que je m’équipe complètement. Ma machinerie date des années 60 et n’était plus en mesure de me donner un rendement satisfaisant ", explique l’éleveur. Bref, en incluant le coût de la main-d’œuvre, il lui reviendra moins cher de s’approvisionner en foin dans la région que de le produire lui-même.

Un troupeau vigoureux

Le 4X4 s’est hissé péniblement au sommet d’un coteau rendu boueux par les eaux du dégel. Mais de là, quelle vue imprenable sur la région! C’est ici, protégé des vents dominants par une grande palissade, que l’on retrouve le troupeau de 76 vaches et 52 veaux. Un appel et les voici qui s’approchent. De belles bêtes couvertes d’une épaisse toison. Car ces animaux passent leur vie à l’extérieur.

Il y a environ quatre ans, l’éleveur a dû sortir son troupeau de l’étable, ayant développé des malaises dus à la poussière de foin. Il comptait alors une soixantaine de bêtes qui vêlaient en décembre et janvier. " Je n’ai jamais cru que ce serait bon de sortir le troupeau et j’ai craint le pire ", se rappelle M. Binette. Arrive le verglas. Inquiet, il part quérir son troupeau et constater les dégâts. Il imagine le pire. Mais en fait, il retrouve les bêtes, regroupées pour mieux se partager la chaleur, et recouvertes d’une épaisse couche de glace. Aucune ne subira de séquelle de ce traitement brutal. Aurèle Binette est converti. Le troupeau restera dehors.

L’éleveur en profite pour effectuer un autre changement majeur. Maintenant, le vêlage se fera au printemps. Les deux bœufs, un Charolais et un Limousin, sont présentés aux vaches en début août. Le vêlage se fait donc aux environs du mois de mai.

La mise bas au grand air a réduit considérablement les problèmes de santé et les soins vétérinaires. En trois ans, 150 veaux sont nés sur la ferme, et tous ont survécu! Un résultat qui réjouit Aurèle Binette, d’autant que cette méthode est nettement plus simple que le vêlage dans l’étable. " Et avec ce grand air, mes vaches sont bien plus en forme, et ça parait au vêlage ", résume l’éleveur.

Les veaux sont vendus juste après le sevrage, explique l’éleveur. Ils mangent alors exclusivement du foin et pèsent environ 1000 livres. Aurèle Binette ne fait pas la finition car pour compléter cette étape il lui faudrait un approvisionnement en maïs et des équipements de distribution qu’il n’a pas, ni ne souhaite vraiment avoir d’ailleurs. Ses veaux sont vendus à l’encan de Gatineau, mais il croit pouvoir bientôt en écouler plusieurs directement chez un finisseur.

La construction d’enclos plus petits, dans le cadre d’un projet pilote pour le Guide des bonnes pratiques agroenvironnementales, va aussi faciliter l’insémination artificielle. Le procédé est un peu compliqué à appliquer sur des vaches qui gambadent sur de si vastes pâturages.

En construisant des enclos plus petits, Aurèle Binette croit être en mesure de porter le nombre de vaches à près d’une centaine. Il dit préférer cette fois acheter des Shorthorn, qui se plaisent davantage dans les conditions de vie extérieures, qui donnent une bonne quantité de lait et vêlent dans la nature sans problèmes. L’apport de l’insémination artificielle va contribuer à la richesse génétique du troupeau.

Une semi-retraite

On pourrait croire qu’à 71 ans M. Binette songe à se retirer tranquillement de l’élevage. C’est mal connaître l’homme. Lui qui se considère déjà en semi-retraite a la tête pleine de projets. Dans l’étable maintenant vide il songe installer des moutons. Et puis, avec les travaux d’aménagement des parcs, il est bien occupé. Porter son troupeau à 100 têtes n’est pas une mince affaire, mais il est à la hauteur.

Aucun de ses enfants ne semble en mesure de prendre la relève. Cela ne semble pas affecter outre mesure l’éleveur, tout à son ouvrage. " Ils ont leur samedi et peuvent vivre selon un horaire plus normal ", concède l’éleveur. Seule une de ses filles a suivi son chemin, gérant une ferme laitière dans les Cantons de l’Est. Il ne s’en chagrine guère. Pour lui, le bonheur c’est au quotidien que ça se vit.

" Je pense qu’un homme n’a pas de fin, déclare M. Binette. J’aime mon travail, c’est ce que j’ai toujours connu et je me dis que la pire chose à faire serait d’arrêter. " Même en vacances il se retrouve à l’aube devant l’hôtel en se demandant ce qu’il fait là. Avec son épouse, il prend des cours de danse et admet que sa vie sociale a bien changé depuis que les enfants ont quitté la maison.

Et quand du haut du coteau, il regarde son petit royaume, on comprend tout de suite comment cette terre est source d’un profond bonheur. Pourquoi la quitter?

* journaliste à la pige