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Le problème d'infiltration


Face aux risques d’inondation, certainement de plus en plus réels dans les prochaines années, une remise en question de nos pratiques culturales doit faire partie de la réflexion globale, au lieu de seulement penser à construire des digues et autres structures20.  Non seulement cette réflexion est pertinente à l’échelle des champs de l’entreprise agricole et du bassin versant, mais elle l’est aussi à l’échelle planétaire. L’organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) y consacre d’ailleurs beaucoup d’efforts depuis quelques années7.

Malgré certains épisodes d’inondation, on mesure des hauteurs de nappes d’eau souterraine (phréatique) de plus en plus basses d’un printemps à l’autre. Le fait que les études de qualité de suivi démontrent généralement un bon état des eaux souterraines versus les eaux de surface, beaucoup plus chargées en sédiments et contaminants (pesticides et nutriments), indique également que le cheminement de l’eau des précipitations a été détourné2.

Dans un régime hydraulique fonctionnel en milieu agricole, l’eau de surface, provenant des pluies ou de la fonte des neiges, devrait pouvoir s’infiltrer dans le sol et : 1) servir aux plantes et cultures présentes; 2) alimenter la réserve en eau utile du sol (un sol en santé peut en emmagasiner beaucoup); 3) l’excédent devrait ensuite percoler par gravité, via les macropores, et rejoindre la nappe phréatique.

 
Figure 1. Bruno Garon, ing. (MAPAQ Montérégie) mesurant le taux d’infiltration suite à une récolte de céréale dans un champ de texture argileuse

Caractérisation de l’infiltration
La capacité d’infiltration de la surface, ou perméabilité, est une des manifestations les plus visibles de l’état de santé d’un sol. Cette capacité est une indicatrice de la productivité d’un sol5, particulièrement dans le contexte québécois : climat humide (plus de 1000 mm de précipitations par année), saison de croissance courte, travail de sol intensif avec des équipements de plus en plus lourds, périodes restreintes pour l’épandage d’engrais de ferme, etc. Si facile à observer, mais très difficile à mesurer car très variable23,26: hétérogénéité de la surface (biopores de vers et racines, fentes de retrait, etc.)36, variable dans le temps suite à une modification du travail du sol1, évolution dépendante des conditions propres au champ24,30, dont son état de santé initial34.  Autant de facteurs à la base de cette grande variabilité, et assez forts pour masquer l’effet attendu de la texture12,13. Il s’agit de plus d’une propriété des sols que l’on a longtemps négligée, préférant la plupart du temps nous tourner vers des causes plus « traditionnelles », et superficielles (donc plus accessibles) pour expliquer les rendements souvent décevant des grandes cultures.

Il existe tout de même assez d’indications provenant autant de la recherche que des mesures ponctuelles sur le terrain pour établir hors de tout doute que le taux d’infiltration de nos sols est aujourd’hui limité au point d’affecter leur productivité. Sur un site argileux de la série Ste-Rosalie (65 % d’argile), Negi et al (1990)29 avaient déjà démontré la très faible marge de manœuvre qu’offre ce sol : à capacité au champ, la porosité d’air y était de seulement 12 %, le rendant extrêmement vulnérable en année humide. Sachant que le volume d’un sol en santé contient 25 % de porosité d’air, et qu’en deçà de 10 % le développement racinaire très restreint réduit le rendement de façon importante3, il s’agit d’une explication très plausible pour les rendements décevants obtenus suite à des printemps pluvieux.

Dans une étude plus récente sur 10 sites (9 sur des fermes commerciales, l’autre à la ferme expérimentale de l’IRDA) de texture variable, Gasser et al. (2015)13 ont mesuré des macroporosités de moins de 10 % à 25 cm de profond, peu importe la texture. Les valeurs d’infiltration enregistrées in situ avec différents appareils (infiltromètre de Guelph, infiltromètre de Côté, cylindres de PVC, etc.) confirment le constat suggéré par la recherche : on mesure très souvent des valeurs inférieures à 10 mm/h dans les champs à structure dégradée de la Montérégie et autres régions à grandes cultures.

        
Figure 2 Que ce soit en utilisant des cylindres de PVC (A), l’infiltromètre de Côté (B), ou l’infiltromètre de Guelph (C), le constat est le même : l’eau de surface ne s’infiltre que très lentement dans nos sols.  (Photos Bruno Garon)
 
Facteurs limitant l’infiltration
Suite à l’industrialisation de l’agriculture, et à son intensification qui s’est poursuivie à ce jour, la capacité d’infiltration des superficies en culture n’est plus qu’une fraction de ce qu’elle était originellement, et de ce qu’elle devrait être dans un sol en santé.

En plus de l’effet inévitablement négatif de la mise en culture initiale, au cours des dernières années on a constaté de plus en plus d’eau persistante en surface, résultat que l’on semble attribuer uniquement aux précipitations intenses.  Le travail de sol annuel (avec encore là des équipements de plus en plus lourds), le drainage (et surdrainage) systématique et le nivellement sont parmi les pratiques que l’on devrait remettre en question. Bien souvent, pour corriger un problème d’eau de surface, ces pratiques détournent cette eau potentiellement très utile vers les plans et cours d’eau de surface, accentuant les risques d’inondation, et entraînant avec elle plusieurs sédiments et contaminants (éléments nutritifs, pesticides, etc.) qui auraient pu être plus efficacement filtrés par la matrice du sol2,11.

Correction de l’infiltration
Certaines propriétés physiques du sol ne peuvent être modifiées, telle la texture ou la profondeur. Par contre, plusieurs autres peuvent être altérées, ou améliorées. Par exemple, une stimulation de l’activité biologique, par une réduction du travail du sol et l’intégration simultanée de cultures de couverture dans la rotation, favorisera une agrégation stable et augmentera la macroporosité. En fait, plusieurs pratiques ont démontré leur effet positif pour améliorer l’infiltration :
  • Le travail réduit, et surtout le semis direct permanent : à court terme, réduire le travail du sol peut avoir un effet très variable selon le site ou le type de sol24, voire même ralentir l’infiltration1; à long terme toutefois (> 10 ans), on observe généralement un effet positif considérable9,15,17,21,33 , effet qui serait davantage attribuable à la présence des résidus de culture en surface14,16,26,27; et par l’établissement et le maintien de biopores (vers, racines) permanents1,5,16,28,37, que simplement l’absence de retournement de sol. Une tentative de réintroduction de lombrics dans des champs en semis direct en Indiana n’a donné que des résultats mitigés en termes d’infiltration42;
Tableau 1. Influence du travail du sol sur le taux d’infiltration (suite à 47 et 49 ans de traitements, deux sites en Ohio) (Kumar et al, 2012)
Système Taux d’infiltration (mm/h)
  Fourchette Moyenne
Labour 8 à 85 47
Travail minimum 19 à 171 95
Semis direct 35 à 353 194
Boisé 157 à 652 404
 
 
  • Le sous-solage : les essais réalisés au Québec n’ont obtenu que des résultats inconsistants pour rétablir la productivité de sites compactés. Masqués soit par la pluviométrie de la saison29 ou la variabilité de la méthode de mesure13,36; ou infructueux parce que l’équipement n’atteignait pas la profondeur de l’horizon compact40. L’effet sur l’infiltration est habituellement plus important, qu’il soit observé13, ou mesuré4. Une revue de littérature portant sur les causes et solutions à la compaction relate plusieurs expériences positives sur le sous-solage, mais souligne que l’effet sera de courte durée (3 à 6 ans) si les pratiques à l’origine du problème ne sont pas remises en question18. Un sous-solage, en bonne condition avec le bon équipement, peut produire des effets positifs sur l’infiltration, l’enracinement et le rendement sur une période de 30 ans4
  • Les cultures de couverture : de tous les paramètres de sol, c’est sur l’infiltration que les cultures de couverture produisent l’effet le plus rapide, dès la 1re année suivant l’implantation6. L’amélioration peut être de courte durée par contre, ou même imperceptible si le sol au départ était en bonne condition34, mais beaucoup plus marquée lorsque conjuguée au semis direct6. L’épandage de lisier de bovin après une récolte de maïs ensilage est par exemple contre-indiqué en Colombie-Britannique, à moins que du ray-grass ait été semé en intercalaire38. En augmentant la rugosité de la surface, la macroporosité et la mésoporosité39, les biopores (par ex., le radis fourrager laisse des ouvertures de 3 à 6 cm de diamètre sur 5 à 10 cm de profond41), l’aération et la capacité de rétention en eau du sol, les cultures de couverture redirigent l’évacuation et la répartition de l’eau de surface : moins de ruissellement, plus d’infiltration8,19,31,32. L’amplitude de l’effet sur l’infiltration peut également être reliée à la protection du sol contre le froid, en accélérant le dégel au printemps6. À cet égard, les prairies seraient plus efficaces que les céréales d’automne et autres cultures de couverture annuelles22
  • Les engrais de ferme : l’usage d’engrais de ferme n’améliore l’infiltration qu’à doses excessives (> 50 t/ha)35 et sur sol à faible teneur en matière organique25
  • L’ajout de gypse : dans une expérience de laboratoire utilisant de la pluie simulée, 5 t/ha de gypse laissé en surface d’un loam limoneux mal structuré a réduit le ruissellement et l’érosion, et augmenté l’infiltration10; serait dû à la floculation causée par le calcium apporté dans le gypse18.
Certaines de ces méthodes peuvent potentiellement accélérer considérablement le taux d’infiltration de l’eau de surface dans le profil, peu importe la texture argileuse (compacte ?) ou sableuse (pulvérisée ?) du sol que l’on travaille. Si le semis direct à long terme, avec cultures de couverture, peut accélérer l’infiltration de 150 mm/h par rapport au labour21, soit près de 6 pouces d’eau infiltrée de plus, par heure, imaginons le volume d’eau qui peut être évacué à l’échelle du bassin versant.
Dans un contexte de bouleversements climatiques, nos sols pourraient atténuer les risques d’inondation, ce qui pourrait s’avérer un élément crucial dans les prochaines années.

 

Références
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8Drury, C.F., Tan, C.S., Welacky, T.W., Reynolds, W.D., Zhang, T.Q.,  Oloya, T.O.,  McLaughlin, N.B., et Gaynor, J.D. 2014. Reducing nitrate loss in tile drainage water with cover crops and water-table management systems. J. Environ. Qual. 43:587-598.             
9Elliott, J.A., et Efetha, A.A. 1999. Influence of tillage and cropping system on soil organic matter, structure and infiltration in a rolling landscape. Can. J. Soil Sci. 79: 457-463.                                                                                              
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11Fawcett, R.S., Christensen, B.R., et Tierney, D.P. 1994. The impact of conservation tillage on pesticide runoff into surface water: a review and analysis. J. Soil and Water Cons. 49: 126-135.                      
12Gagné, G., I. Beaudin, M. Leblanc, A. Drouin, G. Veilleux, J.D. Sylvain, et A.R. Michaud. 2013. Classement des séries de sols minéraux du Québec selon les groupes hydrologiques. Rapport final. IRDA, Québec, Canada. 81 p.  
13Gasser, M.-O., Belzile, L., Martel, S., Perron, M.-H., Grondines, H., et Grenier, M. 2015. Améliorer la productivité des sols par le sous-solage pour réduire les émissions de GES. Rapport final déposé au MAPAQ en vertu du programme Prime-Vert, sous-volet 8.4. Institut de recherche et de développement en agroenvironnement, Québec. 28 p. + annexes.     
14Govaerts, B., Fuentes, M., Mezzalama, M., Nicol, J.M., Deckers, J., Etchevers, J.D., Figueroa-Sandoval, B., et Sayre, K.D. 2007. Infiltration, soil moisture, root rot and nematode populations after 12 years of different tillage, residue and crop rotation managements. Soil Tillage Res. 94 :209-219.   
15Grandy, A.S., Robertson, G.P., et Thelen, K.D. 2006. Do productivity and environmental trade-offs justify periodically cultivating no-till cropping systems ? Agron. J. 98: 1377-1383.      
16Griffith, D.R., Kladivko, E.J., Mannering, J.V., West, T.D., et Parsons, S.D. 1988. Long-term tillage and rotation effects on corn growth and yield on high and low organic matter, poorly drained soils. Agron. J. 80: 599-605.                   
17Guertin, S.P., Barnett, G.M., Giroux, M., MacKenzie, A.F., Pesant, A., et Parent, L.E. 2001. Effet du travail du sol et du mode d'application des fertilisants sur la teneur en phosphore des eaux de ruissellement. Agrosol 12: 98-101
18Hamza, M.A., et Anderson, W.K. 2005. Soil compaction in cropping systems: A review of the nature, causes and possible solutions. Soil Tillage Res. 82:121-145.
19Henry, D.C., Mullen, R.W., Dygert, C.E., Diedrick, K.A., et Sundermeier, A. 2010. Nitrogen contribution from red clover for corn following wheat in western Ohio. Agron. J. 102:210-215.    
20Juniper, T. 2014. How to really stop flooding. The Guardian, 5 février 2014. https://www.theguardian.com/commentisfree/2014/feb05/how-to-stop-flooding-soil-water
21Kumar, S., Kadono, A., Lal, R., et Dick, W. 2012. Long-term tillage and crop rotations for 47-49 years influences hydrological properties of two soils in Ohio. Soil Sci. Soc. Am. J. 76:2195-2207.     
22Lal, R., Regnier, E., Eckert, D.J., Edwards, W.M., et Hammond, R. 1991. Expectations of cover crops for sustainable agriculture. Pp 1-11 in Hargrove, W.L. (ed.), Cover Crops for Clean Water, The proceedings of an international conference, West Tennessee Experiment Station, Jackson, TN, April 9-11, 1991.     
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24Logan, T.J., Lal, R., and Dick, W.A. 1991. Tillage systems and soil properties in North America. Soil Tillage Res. 20:241-270.     
25Meek, B., Graham, L., et Donovan, T. 1982. Long-term effects of manure on soil nitrogen, phosphorus, potassium, sodium, organic matter and water infiltration rate. Soil Sci. Soc. Am. J. 46: 1014-1019
26Moebius-Clune, B.N., van Es, H.M., Idowu, O.J., Schindelbeck, R.R., Moebius-Clune, D.J., Wolfe, D.W., Abawi, G.S., Thies, J.E., Gugino, B.K., et Lucey, R. 2008. Long-term effects of harvesting maize stover and tillage on soil quality. Soil Sci. Soc. Am. J. 72:960-969.          
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Date de publication : 01 novembre 2017
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